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PolitiqueAllemagne

Racisme, esclavage et philosophie

Nadir Djennad
23 septembre 2020

Nadia Yala Kisukidi, spécialiste de la philosophie et penseurs africains revient sur le racisme, les violences policières, la colonisation et la manière dont la philosophie est enseignée en France.

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Frankreich | Black Lives Matter | Protest gegen Rassismus
Image : Getty Images/K. Ridley

Nadia Yala Kisukidi est une philosophe française, maîtresse de conférences à l'université Paris-VIII, spécialiste de la philosophie et penseurs africains. Elle a publié "Bergson ou l’humanité créatrice" (CNRS Editions, 2013), tiré de sa thèse de doctorat.

DW : Nadia Yala Kisukidi bonjour !

Nadia Yala Kisukidi : Bonjour !

DW : Récemment, un article de l'hebdomadaire Valeurs Actuelles publié fin août, représentant la députée noire Danielle Obono en esclaves, a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux et la condamnation d'une partie de la classe politique française. Qu'est-ce que cette polémique nous dit de la question du rapport de la France face à son passé esclavagiste.

Nadia Yala Kisukidi : Ce que dit surtout cette polémique, c'est que malheureusement pour certains éditorialistes très conservateurs ou réactionnaires, l'idée que l'esclavage puisse être considéré comme un crime contre l'humanité dans notre pays n'est pas pris au sérieux. Et on en vient à une situation où toutes les condamnations qui ont été faites. de cette caricature nauséabonde de Daniel Obono sont considérées par une frange assez réactionnaire, là encore, de l'opinion comme étant des manifestations, du politiquement correct, de nouvelles formes de narcissisme qui viendraient gangréner la liberté de pensée en France. Or, ici, il ne s'agit absolument pas de cela. Quand on parle de l'esclavage, de la traite négrière, on parle d'un absolu et d'une destruction radicale des corps noirs qui ont été déportés vers les Amériques.

DW : Est ce qu'il y a derrière cette polémique, selon vous, un échec de la France à reconnaître ce passé esclavagiste ?

Nadia Yala Kisukidi : Je pense que parler d'échec, ça va un peu loin. Parce que si on a un texte et des lois qui font qu'on a reconnu l'esclavage contre l'humanité, c'est-à-dire que des hommes et des femmes politiques, des associations, des militants ont réussi à se battre et à installer un discours. Mais ce qui est véritablement difficile dans un pays, qui est quand même, gangréné par des idées qui sont majoritairement réactionnaires et très conservatrices. C'est que toutes les atteintes à un roman national qui montrerait en quelque sorte, que l'histoire de la France peut être critiquée, peut être appréhendée avec un regard critique. Ce sont des choses qui deviennent extrêmement inaudibles aux yeux d'un ensemble d'éditorialiste et d'intellectuels.

DW : Lors de son discours au Panthéon pour les 150 ans de la République française, le chef de l'État français, Emmanuel Macron a assuré que l'on ne choisit pas une part de la France et que la République ne déboulonne pas de statut. Est-ce que pour vous, les paroles du président français ont été une occasion manquée d'établir les faits sur un chapitre sombre de l'histoire de France ?

Nadia Yala Kisukidi : Il y a une rhétorique qui est un peu particulière, la France n'est pas une valeur, c'est un pays, c'est un pays pluriel. Et je pense que ce qui est extrêmement important, vu l'état de l'opinion dans notre pays, c'est de faire en sorte que les discours politiques puissent défendre la pluralité des opinions. Donc, la France n'est pas une valeur, c'est un pays démocratique. Ensuite, ce que je pense, c'est que sur la question du déboulonnage des statues, le cadrage médiatique dominant qui a mis en avant la question du déboulonnage des statues est venue juste après les manifestations contre les violences policières qui ont été portées par le comité Adama Traoré. Il s'est passé quelque chose d'extrêmement fort, je crois à ce moment-là. On a eu une séquence politique très forte puisque la question des violences policières ou de la reconnaissance des violences policières et de certaines formes de racisme présentes dans la police a fait consensus. Et c'est précisément au moment où le consensus commençait à s'installer, où le ministre de l'Intérieur a lui-même reconnu qu'il y avait des problèmes à l'intérieur de la police française que tout d'un coup, le cadrage dominant a été effectué autour du déboulonnage des statues ce qui n'est pas du tout un thème consensuel dans l'opinion française. Et donc, on en est venu finalement à délégitimer les demandes d'égalité et de justice portées par un ensemble de familles issues des quartiers populaires concernant les questions de violences policières et d'accès aux droits.

DW : Vous enseignez la philosophie et vous déplorez la façon dont l'histoire de la philosophie est enseignée en France et en Occident en général, sans prendre en compte les pensées africaines. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?

Nadia Yala Kisukidi : Je ne déplore pas forcément. Je dis qu'en fait, il y a tout un travail à faire. Un travail d'ouverture des institutions, de transformation du canon et qui commence à être fait. Ce qui fait qu'il y a beaucoup de dynamiques intellectuelles très fortes portées par des courants très, très différents. Certains humanistes, d'autres plus décoloniaux, etc. Qui vivent justement à réinterroger ce que sont les lieux de la philosophie. Et dans ce cadre, la question de l'enseignement de la philosophie ne concerne pas que l'enseignement de la philosophie africaine, mais aussi essayer d'explorer quels types de pratiques, de pensée et de pratique théoriques se sont produites sur le continent asiatique, sur le continent latino-américain. Et tout ce travail est extrêmement passionnant puisque'on envisage finalement à déconstruire cette idée très simple qui, finalement, circule dans nos manières d'enseigner la philosophie en Occident. En tout cas, à savoir que la terre d'élection de la philosophie, ce serait l'Europe.

DW : Merci beaucoup Nadia Yala Kisukidi d'avoir répondu aux questions de la DW.

Nadia Yala Kisukidi : Merci beaucoup.